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Chronique d'Uchronia – Chapitre 1

Chronique d'Uchronia - Chapitre 1



Philippe avait choisi Tatiana pour plusieurs raisons.

Par sa naïveté, Tatiana, qui pourtant s’apprêtait à soutenir une thèse d’histoire sur la coquetterie à la cour de Versailles, avait souvent des réactions désarmantes de candeur ou des répliques du plus haut comique involontaire, et elle s’avérait extrêmement facile à berner ou à conduire dans des situations où elle passerait pour une gourde accomplie. Tout le monde le lui pardonnait le cur léger, d’ailleurs, tant cette disposition d’esprit se joignait à la plus délicate innocuité et à la plus généreuse gentillesse. D’une ouverture d’esprit totale, Tatiana traversait le monde sans jamais voir le mal, toujours de belle humeur, aimable et disposée à aider son prochain.

Sa plastique irréprochable, au surplus, incitait tant les hommes que les femmes à la catégoriser parmi les ravissantes idiotes : non que son visage ovale, avec ses longs cheveux bruns ondulés, ses yeux noisette, son rayonnant sourire, présentât le moindre trait vraiment marquant ; mais sa taille fine, son bassin ample aux mouvements onctueux, sa cambrure qui soulignait l’arrondi de son délicieux petit cul, et ses seins ronds, fermes, haut plantés, magnifiques, se combinaient pour lui conférer un air de fécondité totale si excitant que tous les hommes auraient voulu s’unir à sa chair, et que toutes les femmes, belles perdantes face à une si complète femelle, le leur pardonnaient d’avance.

Au surplus, pas du tout pudique, et sans aucun tabou : Tatiana distinguait presque d’instinct le grand amour durable qu’elle vivait avec Philippe des impulsions passagères que chacun éprouve par fulgurations soudaines. Si bien que la plupart des amis de Philippe, ainsi qu’une bonne partie des membres de sa famille, à commencer par ses frères et ses cousins, avaient eu, un jour ou l’autre, l’heur de goûter aux charmes de Tatiana. Philippe, assez inspiré par le candaulisme, en concevait moins de jalousie que de satisfaction, d’autant qu’une belle jeune femme à ce point délurée pourrait peut-être un jour lui servir de monnaie d’échange dans son plan de carrière, surtout dans son domaine d’élection, la physique théorique, où les places lucratives faisaient l’objet d’une concurrence sévère.

Enfin, que Tatiana, du haut de ses vingt-cinq ans, connût le moindre détail d’une foule de personnages historiques présentait pour Philippe un avantage décisif. Lorsqu’ils s’offraient quelques jours de repos, la visite du moindre manoir, ou de n’importe quelle ville, ouvrait à Tatiana la possibilité de lui conter kyrielles d’anecdotes toutes plus savoureuses les unes que les autres, qui le distrayaient de son travail et lui facilitaient un repos indispensable à ses nerfs.

C’est que Philippe mettait au point une machine à voyager dans le temps.

Ou plutôt, parce que la Terre tourne sur elle-même et sur son orbite, une machine à voyager dans le continuum espace-temps car il aurait été fâcheux, pour le voyageur qui se déplacerait d’une saison à l’autre en restant au même point de l’espace, de se retrouver perdu tout seul en un point de l’orbite terrestre quand notre planète occuperait une position diamétralement opposée par rapport au Soleil. Mais ce léger souci se résolvait sans difficulté, en tenant compte d’un simple calcul de position astronomique, automatiquement réalisé par la machine.

Plus ardu, le problème du surgissement sans cause de la masse du voyageur dans un temps antérieur ou ultérieur semblait violer les lois élémentaires de conservation de la masse totale du système et de l’antériorité des causes sur les effets ; mais avec un complet réaménagement de la relativité générale d’Einstein, prouesse intellectuelle dont Philippe peaufinait les derniers détails mathématiques, ces paradoxes disparaissaient. L’immense avantage de cette réécriture théorique était qu’elle supprimait d’avance toute possibilité de paradoxe temporel dans le genre meurtre du grand-père. En fait, la « relativité chronique augmentée », nom dont Philippe avait baptisé ou plutôt affublé sa théorie, impliquait que les événements du passé restassent inchangés par les éventuelles actions d’un voyageur temporel, ou plutôt, que toute la série des événements passés contenait déjà toute la série des actions de tous les voyageurs temporels qui y surgiraient ultérieurement. « Si j’avais un conseil à donner aux historiens », aimait à dire Philippe quand il voulait abréger l’exposé de ses idées devant un parterre de néophytes, « c’est que la conjugaison normale pour relater les événements n’est ni le passé simple ni l’imparfait, mais plutôt le futur antérieur du subjonctif. »

La première fois où Philippe avait employé cette formule, Tatiana avait répondu : « Ah oui, parfaitement, c’est exactement ce que j’étais en train de me dire ! » Aussi Philippe avait-il su qu’il tenait là l’explication idéale : rigoureusement insensée, elle sonnait plus compréhensible que les démonstrations mathématiques et amenait les interlocuteurs de Philippe à opiner du chef d’un air entendu.

La plus grande difficulté qu’il avait eue à vaincre tenait à la quantité d’énergie prodigieuse que requerrait le voyage dans le temps. Un calcul préliminaire, effectué quelques années auparavant sur une bête feuille d’un bloc de papier quelconque, avait d’abord désolé Philippe, car il semblait inévitable d’en déduire qu’aucune source d’énergie humainement maîtrisable ne pourrait suffire ; mais aussitôt après, il avait ajouté, sur la même feuille, les mots : « Eurêka ! DE ! » Les initiales DE désignaient, par leur acronyme anglais, l’énergie noire.

Philippe, non sans un impertinent toupet de jeune faquin, se complaisait à imaginer qu’un jour cette feuille décisive qui avait inauguré ses travaux serait exposée au public dans une vitrine d’un musée des sciences.

Bref : l’idée de Philippe consistait non pas à produire l’énergie nécessaire à un saut dans le continuum espace-temps pour un objet multimoléculaire comme s’il s’agissait d’une particule subatomique idée qui l’avait amené, chemin faisant, à réunifier la relativité générale et la physique quantique mais bien à exploiter directement, par un capteur approprié, l’énergie de l’expansion de l’Univers lui-même, qui ne servait à rien d’autre, tout bien pensé, qu’à étendre plus avant un Univers déjà infini, de sorte que cette énergie posait en elle-même un paradoxe insoluble aux physiciens. Or, ce paradoxe était résolu par la théorie de Philippe : l’énergie noire eusse pouvoir existassé depuis l’origine de l’Univers parce qu’un jour le voyage dans le temps avoirait été rendassé possible par la machine de Philippe.

D’ailleurs, Philippe commençait à se rendre compte que le principal obstacle à son invention serait, effectivement, les conjugaisons.

Un beau matin, après plusieurs jours d’un travail acharné dans son atelier, Philippe présenta son grand uvre à Tatiana. La machine se composait de deux éléments : le capteur d’énergie noire, sous la forme d’une antenne octogonale à l’envergure d’un mètre, que le voyageur se fixait dans le dos à l’aide de deux bretelles ajustables, et un large bracelet muni d’un petit clavier via lequel le voyageur déterminait les coordonnées espace-temps du point précis qu’il voulait atteindre.

— Et ça marche ?, s’extasia Tatiana.

— D’après mes calculs, oui. Tu as juste à indiquer à la machine dans quelle zone géographique tu veux te retrouver quand. L’appareil corrige toutes les questions d’altitude, de masses physiques à proximité comme les murs ou les arbres, et hop !, te voilà autre quand. Reste à tester.

À cet instant précis, Tatiana disparut. Ou plus exactement, s’effaça en une désagrégation atomique du plus bel effet. Tandis qu’à l’autre bout de l’atelier, une autre Tatiana s’agrégeait inversement. Elle portait le bracelet au poignet et l’antenne sur le dos.

— Ça marche !, s’exclama la Tatiana nouvelle version. Bravo, chéri !

Elle lui sauta au cou pour l’embrasser.

Bon, évidemment, le risque de décohérence quantique entre les atomes de Tatiana aurait pu avoir pour effet secondaire de ce premier saut temporel une mort immédiate, car Philippe n’était pas bien sûr que les fonctions vitales, notamment cérébrales, pussent supporter un tel traumatisme. Mais cela n’avait pas eu l’air de perturber Tatiana le moins du monde.

Elle ôtait déjà l’antenne et, folle de joie, le reste de ses vêtements.

Philippe et elle firent l’amour à même le sol de l’atelier.

— J’ai juste une question, dit Philippe.

— Dis-moi, mon chéri.

— Quand as-tu revêtu l’antenne et le bracelet, finalement ?

— Cette question ! Dans le futur, évidemment, gros nigaud !

— Ha mais oui, suis-je bête !, répliqua Philippe avec un petit rire.

C’était typiquement le genre de réponse de Tatiana : la première idée qui lui passait par la tête. Mais Philippe savait, en l’occurrence, que cette réponse n’était pas satisfaisante, et même qu’elle était probablement incohérente avec ses calculs et sa théorie. Non, Tatiana avait dû enfiler les appareils à un autre moment du passé. Mais quand ?

— Dans le futur par rapport à tout à l’heure, chéri, ajouta Tatiana.

— Comment ça ?, demanda Philippe.

— C’est-à-dire maintenant tout de suite, en fait.

Après un dernier baiser, Tatiana se leva. Philippe en perdit le cours de ses pensées : les courbes de la jeune femme le fascinaient complètement. Indifférente à sa propre nudité, elle se tourna face à son amant, et glissa une nouvelle fois ses bras dans les bretelles de l’antenne. Elle s’appuya sur la pointe du pied droit pour bien s’exhiber devant Philippe, posa un poing résolu sur sa hanche, et déclara :

— Je suis Uchronia, la justicière du temps !

— Euh… Non, chérie. Quoi que tu fasses dans le passé, tu ne pourras pas altérer le cours des événements parce que…

— Oui, oui, je sais, tu m’as déjà expliqué, j’ai compris. Ouh, là, là, qu’est-ce que tu es sérieux quand il s’agit de ton travail !

— Non, mais je veux dire, là, tu es en train de jouer avec les énergies cosmiques, donc si tu veux, je n’ai pas envie que par mégarde l’énergie noire démantèle le système solaire, tu vois ?

— T’inquiète. À dans tout à l’heure il y a une demi-heure, chéri.

Déjà, elle pianotait sur le clavier du bracelet.

— Non, attends !, dit Philippe. Tu vas…

— Je vais réapparaître juste après mon départ, près de toi, toute nue, comme tout à l’heure. À maintenant mon amour.

— Mais non, tu…

La silhouette de Tatiana se désagrégea.

_ … étais habillée !, finit Philippe.

Il se frappa le front de la paume de la main, contemplant avec désolation les vêtements de Tatiana abandonnés sur le sol. Deuxième utilisation, et déjà l’idiotie de Tatiana conduisait à des paradoxes temporels. Un instant, Philippe crut qu’en vertu de son principe de compensation atomo-transchronologique de l’asymétrie quantique unifiée (mieux connu depuis sous le nom de « deuxième principe de la relativité chronique augmentée »), les vêtements de Tatiana allaient eux aussi se désagréger pour « suivre » la voyageuse du temps.

Mais non.

Les fringues restaient au sol. Obstinées. Narquoises. Salopes de fringues qui ne voulaient pas disparaître !

Ce que se disant, Philippe se demanda s’il n’était pas en train de tourner complètement maboul. Quand il s’avisa d’un fait particulièrement gênant.

Il était seul. Il restait seul.

Tatiana le lui avait promis : elle aurait dû réapparaître aussitôt, ou presque. Mais non.

— Chérie ?, appela-t-il.

Pas de réponse. Ni de Tatiana, ni de ses vêtements.

— Euh… Chérie… M’entends-tu ? Quand es-tu ?

Il avait l’impression de chanter « Promenons-nous dans les siècles ». C’est alors qu’il comprit.

Tatiana venait de lui voler son invention. Tout bonnement. Elle venait il fallut à Philippe le temps de se répéter l’évidence de lui dérober la première machine à voyager dans le temps. Et maintenant, si toutefois ce mot avait le moindre sens, Dieu seul savait quand elle se trouvait et comment la repérer dans le continuum.

Car Philippe n’avait aucun doute. Il fallait retrouver Tatiana au plus « vite ». Sotte comme elle l’était, elle allait déclencher des catastrophes.

Ou plutôt : elle eussait avoir allé déclenchasser des catastrophes.

C’était la sous-estimer.

La belle avait soigneusement prémédité son coup : avant toute chose, elle avait bondi dans le futur à Genève en l’an 2118, au mois de mai, le 14è jour. Dans le plus simple appareil, elle surgit dans le bureau du directeur général d’une célèbre banque suisse dans laquelle elle avait ouvert un compte le 15 mai 2018. Elle y avait déposé la modeste somme de vingt euros. Avec les intérêts cumulés en cent années, suite à tous les placements auxquels elle eussoit avoir donné l’ordre de procéder au fil des trimestres, ces vingt petits euros avaient généré un profit net de plusieurs centaines de millions, ce qui faisait de Melle Tatiana P… l’une des plus riches rentières de la planète.

Le voyage dans le temps devait quand même avoir un effet biologique sur les fonctions cérébrales de la voyageuse, notamment sa libido, car elle commença par s’envoyer le directeur, un quinqua filiforme aux manières des plus rustres. Puis, elle encaissa ses millions sur un compte courant dont elle se fit remettre les codes. L’argent liquide, en 2118, avait disparu depuis belle lurette et toutes les transactions s’effectuaient par le réseau mondialisé dont la dernière architecture remontait aux premières années du XXIIè siècle.

Un rapide réglage sur son bracelet l’expédia ensuite dans la clinique la plus huppée de New York où elle subit une série de vaccinations contre toutes les maladies connues à ce jour, notamment vénériennes. Un bref détour par un magasin d’informatique lui permit d’acquérir un petit appareil discret qui, adapté à son oreille, lui traduisait instantanément en français du XXè siècle n’importe quel discours tenu dans n’importe quelle langue humaine jamais parlée, tout en traduisant immédiatement ses propres propos dans la langue parlée par l’interlocuteur. Bien entendu, le vendeur, affolé par la nudité totale de sa cliente, avait appelé les services de sécurité. Le temps qu’ils arrivent sur les lieux, la belle avait fui dans les méandres de l’histoire.

Plus précisément, elle se trouvait à Alexandrie, Egypte, à la date du 27 août 1798, où elle venait de passer les trois dernières heures à remettre ses dernières faveurs entre les mains de l’amiral Horatio Nelson, dont elle avait toujours admiré l’incroyable bravoure. La rumeur historique lui prêtait toutes sortes d’aventures, notamment homosexuelles, mais désormais Tatiana était fixée. Tandis qu’elle sortait du lit, comblée par les ardeurs du fringant militaire, il lui demanda :

— Qui êtes-vous donc, belle inconnue ?

— Je suis Uchronia, répondit Tatiana en posant ses poings sur ses hanches, la justicière du temps !

— Justicière n’est pas un nom assez exact pour qualifier ce que nous venons de faire, répliqua Nelson dans un paroxysme de flegme britannique.

— Amiral, vous savez, j’ai toujours détesté Napoléon, et je sais que vous trouverez la mort en combattant sa flotte, d’ici quelques années.

— Peuh ! Croyez-vous vraiment, Madame, m’effrayer avec vos prophéties de bohémienne ?

— Je sais aussi que vous poursuivez l’actuelle flotte de Napoléon depuis plusieurs jours à travers toute la Méditerranée.

— Tout le monde le sait.

— Et qu’il a réussi à vous damer le pion à Malte.

— Hm !

— Et qu’actuellement, sa flotte est tout entière stationnée dans la baie d’Aboukir où elle attend, sans la moindre surveillance, que vos canonniers l’envoient par le fond. En attendant, bon vent, amiral. Le devoir m’appelle ailleurs.

« Aboukir ? », songea Nelson. « Vraiment ? »

Après tout, cela valait le coup de vérifier. Résultat : deux jours plus tard, Nelson capturait neuf bâtiments français et en coulait quatre autres lors d’une bataille sans précédent, ce qui lui permit de déclarer en toute modestie que « Victoire n’est pas un nom assez fort pour qualifier une telle scène. »

Evidemment, il n’aurait pas pu imaginer que, pendant ce temps-là, Tatiana abandonnait la couche d’Emmanuel de Grouchy en ce petit matin du 18 juin 1815 après plusieurs heures d’une débauche si intense qu’elle laissait le maréchal dans un état d’hébétude avancée et de grande lassitude physique. Il lui faudrait un sacré repas pour s’en remettre. Avec des fraises. Beaucoup de fraises. À cette même heure, Blücher marchait tranquillement vers Waterloo pour offrir la victoire aux Coalisés.

Autant vous le dire tout de suite, Aboukir et Waterloo ne furent que le début des exploits de Tatiana : par des sauts réguliers en 2118, elle dépensait sa fortune pour s’ouvrir les avantages de la médecine du futur, laquelle se jouait de l’âge et pouvait effacer, au gré des patients, tous les effets physiques de plusieurs années de vie. Un bon petit bain rejouvençant à deux millions de dollars, et hop ! Une Tatiana trentenaire flétrie par la débauche vous ressortait fraîche de ses vingt ans et résolue à toutes les paillardises.

C’est ainsi que, quelques heures après Grouchy, elle séduisait Charles VII sous l’identité d’Agnès Sorel, tout en menant de front une deuxième vie de coucheries sous le nom de Marie Boleyn, et même une troisième sous celui de Sophie Arnould.

Le suicide de Boulanger sur la tombe de Marguerite de Bonnemain en 1891 ? Un geste de remords après avoir trahi la mémoire de son grand amour avec, vous l’avez deviné, Tatiana.

La condamnation à mort du doge Marino Faliero en 1355 ? Une sombre histoire ourdie par des complots où sexe et politique s’entremêlent grâce au talent de Tatiana.

La cassure du nez du Sphinx à Gizeh ? Le résultat malheureux de la combinaison d’un apprenti sculpteur, d’un échafaudage branlant, d’un ciseau mal tenu et d’une levrette maladroite avec, je vous le donne en mille, Tatiana.

Les démêlés incestueux de Lucrèce Borgia avec sa famille ? Vous n’y êtes pas : c’était en fait Tatiana, qui n’avait, que je sache, aucun rapport filial avec Alexandre ou avec Cesare.

La victoire de Bouvines ? Si seulement Otto n’avait pas croisé la route de Tatiana le samedi soir qui précédait la bataille…

La sieste d’où Newton tira l’idée de la gravitation universelle ? Sans Tatiana, il n’aurait pas rêvassé à cette orgie cosmique qu’il baptisa ensuite « attraction universelle entre tous les corps célestes ».

Pourquoi Christophe Colomb s’embarqua-t-il pour les Indes par la route de l’ouest ? Parce que Tatiana le lui avait suggéré.

Pourquoi Frédéric Barberousse fut-il excommunié ? Parce que son commerce avec Tatiana scandalisait jusqu’à Rome.

La belle Anglaise qui inspira à Blériot des sentiments si impétueux qu’il réussit, le premier, à franchir la Manche en avion ? Voyons : Tatiana !

Qui se consola de la mort de César entre les bras de Marc-Antoine ? Cléopâtre Philopator ? Mais non, Tatiana !

Pourquoi Léonard peignit-il la Joconde ? Parce que cette femme était la seule qui eût su le détourner de ses penchants homosexuels. Mona Lisa ?, demandez-vous, bouche en cur et yeux écarquillés. Allons ! Tatiana.

(Je m’aperçois, en tout écrivant, qu’on composerait aisément une ariette en vogue sur cette scie : « Mais non : Tatiana ! » Avis aux musiciens que le domaine de la chanson drolatique attirerait.)

Le chevalier d’Eon ? La mystérieuse Aspasie de Périclès ? Aliénor d’Aquitaine ? La terrible Frédégonde ? La comtesse du Barry ? La magicienne Circé ? Giulietta Capulet ? Olympe de Gouges ? Marita Lorenz ? Dites plus simplement : Tatiana.

Petit défi : citez-moi un seul événement de l’histoire et je peux vous prédire (façon de parler !), avec une froide certitude assez glaciale pour geler un morse, que Tatiana y est mêlée, de près ou de loin. Parce qu’elle avait pris goût à vivre l’Histoire, la vraie, celle où au même moment se mêlent grands événements et petites cachotteries.

Deux prouesses, entre mille autres, de cette admirable égérie ? Vous me pardonnerez de vous révéler deux anecdotes de l’antiquité.

Messaline, d’après vous, c’était qui ? Faut-il préciser ?

Et, sous l’identité de Claudia Procula, elle sidéra tellement le gouverneur de Judée que le lendemain, où il devait gracier l’un des condamnés à mort qui croupissait dans les geôles de Jérusalem, il n’avait plus trop les idées claires.

C’est à ce moment-là (et dans l’étroite mesure où cette expression pussait avoir exprimassé le moindre sens intelligible) que Philippe retrouva sa trace. Il s’était bricolé une deuxième machine à voyager dans le temps et, en prime, avait mis au point un détecteur d’ADN transchronologique (simple jeu d’enfant, à qui a su corriger Einstein).

Après un moment de silence pendant lequel il avait jeté un dernier regard à son atelier, il avait dit à haute voix, très conscient de lui-même :

— Adieu, fidèles outils. Adieu, laboratoire où j’ai tutoyé les puissances du cosmos et percé les secrets des divinités. Adieu, adieu, adieu !

Il s’était alors désagrégé, sa machine calculant à toute vitesse le lieu et l’heure où se trouvait actuellement Tatiana.

Il arriva in extremis pour la sauver : un groupe d’amis du condamné crucifié sur le Golgotha avait réussi à s’emparer de l’antenne de Tatiana et à la lui arracher, avant de la démolir à coups de pieds.

Philippe se matérialisa juste à côté d’elle, la saisit par le poignet, et sauta dans le temps avec elle.

— Philipe ?, lui demanda-t-elle. Mais quand nous as-tu emmenés ?, demanda Tatiana qui contemplait la forêt profonde alentours.

— Au moment où je pense que nous serons le plus en sécurité, dit Philippe.

— C’est-à-dire ?

— Cent trente mille ans avant les événements que tu viens de précipiter.

— Cent trente mille ans ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fiche ici, dans… Hé, mais qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! Arrête !

Philippe avait ôté son antenne et ouvert le clapet du corps central d’où il arrachait les fils électriques. Tatiana avait eu beau bondir vers lui pour l’en empêcher, c’était trop tard : l’appareil était détruit.

— Alors maintenant on est coincés ici ?

— Dans la forêt originelle, oui. Aux premiers âges. Avant l’apparition de notre espèce.

— Mais tu es complètement con !, rugit Tatiana. C’est le trou du cul du temps, cet endroit !

— Exactement. Comme ça, ç’en est fini de tes âneries.

— Ah, parce que tu crois que je suis la seule cause de toutes les catastrophes de l’histoire ? Mais mon pauvre ami, tu veux que je te dise ? Gengis Khan, Verdun, l’invasion de la Pologne, la guerre de Trente ans, le naufrage du Titanic, je n’y suis pour rien ! Je n’ai même pas visité ces périodes.

— Défense éloquente en ta faveur, en effet !

— Pfft. Et on va finir nos jours ici, c’est ça ton plan ? Je suis à poil, au cas où tu n’aurais pas remarqué !

— J’ai remarqué. Eh oui, exactement, c’est ça mon plan. Regarde. Il y a tout ce qu’il faut : de l’eau pure, des fruits en abondance, peu d’animaux féroces que nous effrayerons aisément avec un petit foyer. D’ailleurs, comme j’avais le temps, j’ai potassé à fond les techniques de survie avant de venir te chercher, et je suis sûr que nous allons nous en sortir très bien.

Tatiana réfléchit un instant.

— C’est vrai que tu m’as sauvé la vie, admit-elle. Merci.

— Et attends. Tu n’as pas tout vu. Viens.

Philippe prit Tatiana par la main, et la mena à travers la forêt. Après quelques minutes de marche, alors qu’ils se dirigeaient manifestement vers une clairière, Tatiana observa qu’elle foulait à présent ce qui ressemblait fort à un gazon bien entretenu. Un peu plus loin s’élevait une maison blanche magnifique, à trois étages, cernée par une grille où s’ouvrait un vaste portail.

— Qu’est-ce que ce truc fiche ici ?, demanda Tatiana.

— Je l’ai faite construire, tiens.

— Hein ? Mais quand ?

Philippe se contenta de sourire.

— Ah ouais, admit Tatiana. Question idiote.

— Chérie, je te ferai faire le tour du propriétaire tout à l’heure, mais sache que j’ai aménagé le sous-sol avec assez de nourriture, de médicaments, de produits d’entretien, pour cent et quelques années. Je me suis organisé aussi pour qu’on nous livre régulièrement des produits frais depuis un marché de l’an 2253 par transchronoposte. Bien entendu, dans les étages, il y a tout le confort moderne. L’eau courante est obtenue par récupération des pluies, étant donné que les premières traces de pollution, ici, n’apparaîtront pas avant cent et quelques milliers d’années. La maison est équipée de panneaux solaires, d’une éolienne, et même d’un générateur d’appoint, au cas où, mais je suis sûr qu’on n’en aura jamais besoin, avec la température moyenne. Pour info, on a aussi cent mille litres de carburant pour alimenter un petit hélico qui nous permettra de faire des virées jusqu’à la plage, à quelques kilomètres d’ici, mais si tu préfères, il y a une piscine intérieure. Nous disposons aussi d’une bibliothèque très complète, et d’ordinateurs bourrés de films, de séries, de jeux vidéo. J’ai aussi prévu que…

Tatiana l’embrassa de toutes ses forces.

Elle lui demanda :

— Pourquoi est-ce que j’ai traversé les siècles et couché avec tous les mecs que j’admirais à travers le temps, déjà ?

— Tu sais, s’il fallait ça pour te rendre compte que c’est moi que tu aimes…

— Je t’aime, Philippe.

— Je t’aime, chérie, et je te veux rien que pour moi, désormais.

— Dans un pavillon de banlieue ?

— Oui, mais au pléistocène, ma petite madame !

Tatiana regarda Philippe dans les yeux.

— Tu es complètement fou, chéri. Je t’aime.

Ils firent l’amour sur le gazon, et dans l’azur retentirent pour la première fois les halètements de bonheur de deux sapiens.

Alors, se relevant, espiègle, Tatiana regarda Philippe et lui dit :

— Tu sais quoi ? Je mangerais bien une pomme, moi. On partage ?

Leurs rires cavalèrent à travers la forêt de ce qu’ils appelleraient désormais leur jardin d’Eden.

Le principe de compensation atomo-transchronologique de l’asymétrie quantique unifiée interdisait qu’ils conçussent des enfants, mais je pense tout de même pouvoir affirmer qu’ils vécurent heureux.

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