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1902 – Eugénie à Paris – Chapitre 1

1902 - Eugénie à Paris - Chapitre 1



Ginette guetta le départ des policiers avec une certaine impatience ; ces deux-là ne se pressaient guère de lever le camp, trop occupés à écouter les voix dans la pièce voisine. Sans doute espéraient-ils apercevoir un instant les pensionnaires de la maison ; le salaire alloué par la préfecture de police ne permettait pas aux agents de rêver à mieux en cette année 1902. Maigre consolation, le gouvernement d’Émile Combes venait de faire voter la réduction du temps de travail de douze à dix heures.

Allons-y, gronda le chef de patrouille déçu.

Comment t’appelles-tu ? demanda Ginette, la porte à peine refermée.

Eugénie, susurra cette dernière impressionnée par la gentillesse de la femme d’une quarantaine d’années au regard rieur.

Ginette semblait être née de bonne humeur, et condamnée à vivre son existence parée de cet état d’esprit. Attendrie par l’intérêt de la jeune fille pour son petit-déjeuner, elle alluma une cigarette américaine extirpée d’un coffret en acajou ; certaines attitudes ne trompaient guère.

Installe-toi confortablement, tu as faim ?

Un peu, Madame.

Allons, je ne suis pas une geôlière, libre à toi de t’en aller. Mais prends garde, les cognes seront moins tendres la prochaine fois. Tu dois savoir manger et parler en même temps, raconte-moi ton histoire.

Eugénie, la bouche barbouillée de confiture de myrtilles, narra une enfance tranquille au sein d’une famille employée dans un domaine consacré à l’élevage des chevaux près de Rouen, le bonheur des balades dans la campagne environnante, la bonté de Madame qui lui avait donné de l’instruction, les soirées dans la salle à manger où les portraits des étalons célèbres de l’écurie trônaient sur le buffet. Le décès de son père cinq ans plus tôt marqua la fin heureuse du récit.

Maman a de nouveau convolé cet hiver, soupira la jeune fille dont le regard embué laissa échapper une larme. Je ne saurai lui en vouloir, malheureusement, mon beau-père s’est mis en tête de me marier. De maigres économies m’ont permis d’acheter un billet de train. J’ai pensé qu’à Paris il serait aisé de trouver un travail, je vagabonde dans les rues depuis trois jours.

Et les gendarmes ont choisi de te ramener chez moi, plaisanta Ginette sans avoir le cur à rire vraiment. Pourquoi ont-ils présumé que je pourrais te venir en aide, je n’ai pas de chevaux à soigner.

Eugénie lissa d’un doigt nerveux ses longs cheveux châtains clairs ondulés, dévoilant une ride d’expression sur le front haut. Les sourcils fournis froncèrent. Les grands yeux bleus s’embuèrent, les pommettes halées de fille de la campagne perdirent leur couleur, une larme amère glissa le long du nez mutin jusqu’à la commissure des lèvres ourlées de la petite bouche.

Ils m’ont arrêtée hier soir sur le quai de Seine alors que je… Le juge a décidé ce matin que ma place n’était pas en prison.

Ginette retrouva son sérieux ; se vendre représentait parfois pour une pauvre fille le dernier espoir de manger à sa faim dans un monde sans pitié. Le pouvoir changeait de main au gré des gouvernements, les inégalités persistaient.

Je comprends sa décision pour une fois. Ne pleure pas, mon enfant, ton malheur est celui de beaucoup. Viens, mes filles prendront soin de toi le temps que je règle quelques affaires urgentes.

Elles étaient six à jacasser autour de la grande table de chêne au centre de la cuisine embrumée par les effluves entêtants de chicorée et de chocolat au lait. Leur univers clos n’avait visiblement rien d’une maison de correction, ni du purgatoire dont les bigotes se faisaient l’écho à la sortie de la messe dominicale. Elles au moins avaient la chance de ne pas officier dans une maison d’abattage où les clients douteux se succédaient. Ginette interrompit le chahut ambiant avec difficulté.

Mesdemoiselles, finit-elle par s’imposer avec sa jovialité habituelle, voici Eugénie. Soyez aimables de ne pas la brusquer, cette jeune fille n’est pas ici de sa propre volonté. Vous me comprenez ?

Le silence se fit complice de la pensée collective ; une enquête officielle aurait attiré un commissaire de la préfecture de police à l’affût d’un prétexte pour s’encanailler sans bourse délier, pas de vulgaires cognes. La maison de Ginette comptait parmi les mieux cotées de Paris, les officiers d’état-major y croisaient des politiciens de tous partis. Il se disait même que certains membres du haut-clergé venaient y sauver des âmes perdues, mais aucune en ce lieu n’aurait trahi le secret de la confession.

Allons, mesdemoiselles, soupira Ginette avant de quitter la cuisine, présentez-vous sans chichis.

Julie la boulotte, s.

Et toi, demanda Renée en prenant la main de la jeune fille dans la sienne, tu n’as rien d’une gourgandine ramassée dans la rue.

Eugénie raconta de nouveau son histoire, moins intimidée par ces femmes dont les poètes et les soldats parlaient avec un même enthousiasme, généreux ou grivois selon les circonstances. Aucune larme n’altéra le profond regard bleu.

Je devrais sans doute remercier les policiers. Sans eux, j’aurais perdu ma virginité dans une chambre crasseuse contre une miche de pain.

Une rumeur extasiée intimida la jeune fille ; cette dernière se ressaisit vite cependant des marques d’affection des pensionnaires. Chacune effleura une joue chaude ou caressa un bras tendre dans l’espoir de retrouver au contact de la jolie rosière un peu de son innocence perdue.

Tu as quel âge ? demanda Solange intriguée.

J’ai eu 18 ans le mois dernier.

Viens avec moi, réagit Paulette au bout d’une heure de discussion, tu as sans doute besoin de te laver.

Elles montèrent le large escalier de bois recouvert d’un tapis mauve usé par les pas pressés jusqu’à un long couloir baigné d’une lumière naturelle tamisée par la petitesse de la lucarne. Des portes, chacune peinte d’une couleur distinctive, dissimulaient les chambres. La maison, fut-elle close, n’avait rien d’inhabituel dans sa conception ; les parties communes au rez-de-chaussée, les alcôves à l’étage, une petite cour donnait aux pensionnaires la possibilité de prendre le soleil et de cultiver quelques légumes dans un potager.

Chacune s’occupe de sa chambre, avertit Paulette en entrant dans la troisième du côté gauche, les parties communes et la blanchisserie sont le domaine de Poupette qui veille à la propreté, voici la mienne.

Eugénie entra dans la pièce agréablement meublée d’un grand lit de bois laqué, d’une armoire de rangement, d’une table et d’une chaise. Un paravent chinois dissimulait un baquet de fer près de l’indispensable bidet.

Déshabille-toi vite, incita Paulette, l’eau est encore tiède.

La jeune fille laissa tomber ses vêtements sans a priori ; native d’un milieu modeste, elle avait l’habitude de faire sa toilette avec sa mère par souci d’épargner l’eau.

Oh ! s’exclama la rousse déconcertée par la nudité du corps souple sous la robe de coton. Tu ne portes rien d’autre ?

Mettre une tunique avec cette chaleur, pouffa Eugénie amusée en grimpant dans le bac, très peu pour moi. Quant à la culotte, je ne la supporte que quelques jours par mois, tu vois ce que je veux dire.

Paulette apprécia le rire sincère à sa juste valeur, leur protégée se libérait enfin d’une encombrante morosité, elle entreprit de la laver avec une éponge douce.

Tu en avais besoin, ma jolie.

À la porte de la chambre, Ginette flatta la main de son amie.

Tu en penses quoi ? susurra-t-elle à son oreille.

Mary contempla les seins en forme de poire dont les tétons pointaient fièrement vers le haut dans les aréoles roses bien dessinées ; la générosité de la poitrine tranchait avec la silhouette élancée, presque fragile. Une fine toison sous le profond cratère du nombril mettait le mont de Vénus en valeur, la voyeuse tenta de percer le mystère de la petite fente close sous un duvet protecteur.

Elle est parfaite, tu as bien fait de me prévenir.

Cette fille n’a pas sa place chez moi, soupira Ginette rassurée.

C’était l’époque des larges chapeaux à plume sur des silhouettes sinueuses dessinées par un corset rigide à l’excès sous des tuniques de coton préféré à la laine rugueuse, de la broderie et des volants de soie. Le tailleur-jupe débarquait d’Angleterre ; pourtant, les riches oisives lui préféraient encore les robes pastel embellies de motifs floraux inspirés de la nature, fermées au raz du cou par pruderie.

C’est magnifique ! s’extasia Eugénie le nez collé à la vitre du restaurant de renom La petite chaise. Je n’aurais jamais cru déjeuner un jour dans un tel lieu.

Mary Radcliffe Barns, enchantée d’avoir répondu à l’appel de Ginette, se fendit d’un sourire maternel.

Depuis combien de temps n’as-tu pas mangé à ta faim ? pouffa-t-elle, insensible aux regards outragés.

La générosité bourgeoise se résumait souvent à quelques pièces abandonnées avec condescendance dans l’écuelle du curé à la messe. La fin de l’office enterrait le sermon et les mauvaises consciences dans un même trou recouvert d’indifférence. Les pauvres, on ne les voyait pas, on les entendait encore moins. Mary, loin de se croire vertueuse, aimait jouer de la provocation. Eugénie s’efforça de déglutir sans étouffer le reste de son filet de buf à la Pompadour.

Depuis trois jours, Madame.

Voici un châtiment bien immérité. Tu désires peut-être un bon dessert, la tarte aux fraises de saison est divine.

Oh non merci, je ne pourrai rien avaler de plus.

Alors buvons, jolie demoiselle, s’esclaffa Mary en emplissant elle-même les verres d’un Château Margaux 1887 sous le regard outragé du sommelier. Ainsi, le parti choisit par ton beau-père ne te convenait guère.

Les grands yeux bleus sonnèrent la révolte, Eugénie tritura une mèche de ses longs cheveux particuliers aux filles de la campagne.

Ni celui-ci ni aucun autre. Pourquoi une femme ne trouverait-elle pas le bonheur ailleurs que dans le mariage ?

On dirait les mots de mon amie Natalie, s’esclaffa Mary complice après un instant de réflexion, je devrais te la présenter. Mais avant cela, que penses-tu de travailler avec moi ? Je cherche une jeune fille dans ton genre.

Natalie poussa une septième fois en une semaine la porte de l’atelier Marchand de la rue Tholozé à Montmartre. Des peintres indépendants conservaient leurs habitudes dans le quartier des Batignolles, mais les Américaines et les Anglaises nées de riches familles s’éloignaient rarement de l’Académie Julian dont les fenêtres donnaient sur le passage des panoramas de l’avenue Montmartre.

Natalie Clifford Barney, tant par ses actes que par ses écrits, se tenait à l’avant-garde d’un courant de pensée réformiste. Son recueil de poèmes, Quelques portraits Sonnets de femmes, sorti en 1900, avait nourri de nombreux débats passionnés dans les salons parisiens au grand dam de son père, magnat des chemins de fer aux Etats-Unis. La mort de ce dernier deux ans plus tard la laissait à la tête d’une fortune considérable. Fébrile, la visiteuse s’attarda sur les rondeurs épanouies.

Ainsi disparaît mon uvre au cur de la capitale des plaisirs amoureux, s’esclaffa Mary au fait des intentions de son amie. Puis-je savoir dans quel royaume utopique tu emmènes cette pauvre fille ?

Natalie composa avec un battement de cils d’Eugénie ; cette dernière n’avait aucune conscience de l’intérêt porté à son égard ni des réponses envoyées par inadvertance en retour. Les regards appuyés et les sourires enjôleurs se voulaient autant de maladresses d’une jouvencelle novice dans l’art délectable de la séduction, qui ne pouvaient laisser insensible la célèbre blonde Américaine bien décidée à devenir son amante initiatrice sans plus tarder.

Si elle l’a été dans sa prime jeunesse, cela ne durera pas. J’ai réservé une table à la Brasserie des Ambassadeurs, tu veux te joindre à nous ?

Malheureusement pas ce soir, soupira l’artiste les mains plongées dans un baquet d’eau savonneuse. Mon père arrive de Londres, je dois encore le convaincre de ne pas me couper les vivres.

Je deviendrai ton mécène, le tableau d’une aussi jolie muse dénudée vaudra bientôt une fortune.

Dans un coin du petit atelier en désordre, fiévreuse du compliment, Eugénie peinait à enfiler la robe généreusement offerte par Mary. Natalie se précipita à son secours, avide de savourer enfin le grain de peau velouté. Elle laissa ses doigts vagabonder plus que de raison sur les formes appétissantes sans éveiller les soupçons de sa proie.

Un nouveau visage se remarquait aussitôt dans l’entourage singulier qui papillonnait autour de la riche héritière réputée aussi fidèle en amitié qu’infidèle en amour. L’espoir de quelques faveurs financières motivait le plus grand nombre, certains auraient offert une fortune afin de la détourner de ses penchants saphiques le temps d’une nuit, d’autres se faisaient un devoir de séduire ses amantes éventuelles par jalousie.

Parmi les nombreux cafés-concerts en vogue à Paris, la Brasserie des Ambassadeurs sur les Champs-Élysées se démarquait par une clientèle aisée, difficile à atteindre pour les inspecteurs chargés de faire respecter la censure des chansons. Si l’émerveillement d’Eugénie charmait les habitués nimbés des volutes de fumée des cigares, la prévenance de Natalie à son égard dérangeait.

La réputation de l’Américaine élevée à Paris par une mère artiste peintre n’avait rien d’une fable. Certaine d’aimer les femmes à 12 ans, elle assumait ses désirs en public. La liste de ses conquêtes révélait certains grands noms, dont celui de la danseuse Liane de Pougy, de la romancière Lucie Delarue-Mardrus, de la conférencière Éva Palmer, de la cantatrice Emma Calvé, des poétesses Renée Vivien et Olive Custance ou encore de la comédienne Henriette Rogers, sans oublier l’écrivaine Colette.

Le passé d’Eugénie se voulait moins scabreux. Les propriétaires du domaine, parents d’une enfant de son âge, avaient veillé à son éducation sans arrière-pensée, arguant que les précepteurs devaient mériter leurs gages. Séduite par la voix de sa protégée devenue orpheline de père à 13 ans, la miséricordieuse comtesse avait même fait venir un maître de chant renommé en Italie.

Quand survint l’âge des premières confusions de l’esprit, du sommeil embarrassé de songes trublions, les demoiselles devenues amies se tournèrent vers une jeune servante qui s’empressa de les rassurer. Les bouffées de chaleur, les étranges sensations émanant du bas-ventre, les réveils en sueur, rien de tout cela ne devait les alarmer, Dame nature s’ingéniait à faire d’elles des femmes.

L’été suivant fut celui de la découverte de son propre corps par l’observation de celui de l’autre, à la fois si semblable et si différent. Les complices passèrent des jours entiers dans les sous-bois ou dans les champs de luzerne à la contemplation de leurs rondeurs entrecoupée de frôlements subtils. Son amie décréta bientôt la fin du jeu, elle entendait perdre prochainement sa virginité dans les bras d’un fils de bonne famille.

En revanche, l’absence de garçons dans son entourage rendait Eugénie circonspecte à l’égard de la gent masculine, l’attitude irrévérencieuse de son beau-père ajoutait encore à sa méfiance. Aussi, quand ce dernier décida de la marier contre son gré à un homme de vingt ans son aîné, la jeune fille s’enfuit. L’avenir s’écrirait à défaut dans la solitude, pas au lit d’un vieux dépravé.

À quoi penses-tu, cher ange, ou à qui ? s’amusa Natalie.

Désireuse de découvrir la raison d’une soudaine morosité, elle déposa un baiser léger dans la paume de son invitée. Eugénie s’empourpra. De l’allusion imposée à un public en quête de médisances ou de la sensation inconnue que la douceur des lèvres avait fait naître, elle n’aurait su le dire. Son regard trouva refuge sur la scène où le chansonnier Théodore Botrel, membre de la ligue antidreyfusarde, apprivoisait l’auditoire d’uvres dont certaines avaient porté haut sa popularité.

À rien, mentit la jeune fille troublée de se sentir ainsi courtisée par une femme. On parle du deuxième procès de l’affaire Dreyfus aux États-Unis ?

Natalie joua le jeu, sous le charme. La jolie demoiselle tentait de garder secrètes des émotions contradictoires, désireuse malgré la peur de se confronter à la magie d’un désir inconnu. La naissance du premier émoi avait un côté terrifiant. En fin de soirée, avec le courage puisé dans un abus de champagne, elle se laisserait mener jusqu’au 1er étage du Grand Hôtel du Louvre où la poétesse louait un appartement depuis son retour à Paris. Alors, tout deviendrait possible.

Beaucoup sont outrés, comme je le suis. Espérons que la vérité puisse éclater dans un avenir proche. Mais oublions la politique, veux-tu, le moment ne s’y prête guère. Parle-moi plutôt de tes aspirations. Comment mon amie Mary t’a-t-elle convaincue de devenir son égérie ?

Ne pas avoir à évoquer la condition des séances de travail rassura Eugénie. Peut-être la question suivante serait moins diplomatique.

En me montrant ses toiles, certaines sont superbes. De plus, ses modèles gagnent davantage qu’une ouvrière. Il est possible de chanter ? s’empressa-t-elle de demander afin de détourner l’attention.

Euh… oui, bredouilla Natalie stupéfiée par la requête inattendue.

Elle observa l’assemblée, perplexe, avant d’interpeller le propriétaire du café d’une main levée. La présence parmi les spectateurs d’Adolphe Brisson, critique au journal Le Temps et grand détracteur de la Brasserie des Ambassadeurs, lui déplaisait. La placidité d’Eugénie en revanche la rassurait à peine ; l’auditoire se montrait rarement charitable avec les petites provinciales.

Que puis-je pour vous être agréable ? minauda Jules Rimaux attentif au flacon de champagne presque vide sur la table. Une autre bouteille ?

Oui, mon amie désire chanter, lança sobrement Natalie.

Une sollicitation de la riche héritière avait valeur d’ordre, le tenancier ne chercha pas à connaître l’étendue du talent de la demoiselle.

Bien entendu, suivez-moi. Comment vous appelez-vous ?

Le propriétaire des lieux anxieux ramena le silence d’un ample geste de la main.

Je vous demande d’acclamer Eugénie de Rouen !

Le regard dédaigneux de Théodore Botrel en dit long sur sa déception d’être évincé. Jules Rimaux avait sans doute cédé au caprice d’un client fortuné. Avec de la chance, le public réclamerait son retour après que la jeunette se soit tournée en ridicule.

Vous connaissez Va pensiero de Verdi ? susurra la jeune fille à l’oreille du pianiste sous le regard attentif des trois violons.

L’un d’eux lança deux notes, puis deux autres un ton au-dessus suivant les conseils jusqu’au fa dièse majeur. Satisfaite, Eugénie ferma les yeux un instant, habitude prise au domaine quand le professeur de chant lui demandait de s’isoler mentalement avant une prestation. Les musiciens obéirent au signal donné d’un geste quasi imperceptible pour les non-initiés.

L’assistance laissa sourdre une rumeur consternée accompagnée de quelques sourires hâbleurs pendant la courte introduction orchestrale. Seule une interprète confirmée d’un certain âge pouvait célébrer sans l’altérer la complainte du compositeur Giuseppe Verdi, dont le décès à Milan l’année précédente consternait encore les nombreux mélomanes amateurs d’opéra.

Une légère vague d’applaudissements salua les premières notes, dévolues à un chur dans l’uvre originale, égrainées par une voix de belle facture ; la provinciale affublée en femme du monde se montrait à son avantage dans un registre difficile. Natalie tenta de ne laisser paraître aucune émotion, comme si les dispositions vocales de sa protégée lui étaient connues depuis longtemps.

Soudain, alors que le public s’attendait à une prestation simplement correcte de la part d’une novice possédant quelques capacités lyriques, Eugénie fit jaillir de sa poitrine la puissance d’un talent insoupçonnable chez une frêle jeune fille. Le timbre cristallin de la soprano couvrit sans peine piano et violons de son vibrato aigu. L’attention se fit quasi-religieuse dans la salle.

Sous le charme depuis leur rencontre une semaine plus tôt, Natalie Clifford Barney tomba éperdument amoureuse. Peu importait si le sentiment extrême devait la porter des années, six mois ou deux semaines, elle remplirait ce vide d’une passion jamais égalée, sans cesse renouvelée. L’Amazone, nommée ainsi par le philosophe Raymond Duncan, ne savait aimer autrement.

Le tranquillité du petit salon dans la suite de Natalie réconforta Eugénie après la folle exubérance de la Brasserie des Ambassadeurs où on l’avait suppliée de rester sur scène jusque tard dans la nuit. Bien davantage que du cadre somptueux de dorures, de bois précieux, de marbre et d’uvres dignes d’une exposition à la galerie du Louvre dont l’établissement tirait son nom, elle s’émerveilla de l’éclairage électrique peu répandu au tout début du 20ème siècle.

Oh ! c’est un téléphone ?

La jeune fille avait connaissance d’une invention d’Alexander Bell qui permettait de communiquer à distance, elle ne s’attendait pas à en trouver un exemplaire sur le bureau en bois précieux d’une chambre d’hôtel.

Oui, sourit Natalie avant de dégager sous l’épaisse chevelure le cou de sa conquête.

Elle couvrit la peau tendre d’une guirlande de baisers, prête à toutes les audaces. La manifestation d’une présence derrière la porte lui commanda de patienter un peu.

Entrez !

L’épais tapis de laine atténua le grincement désagréable des roues du chariot chargé de victuailles. La cliente fortunée n’avait pas hésité à faire réveiller un des cuisiniers de l’hôtel afin de calmer une petite faim. Eugénie rougit.

Laissez, merci.

Le départ de la gouvernante adoucit à peine les battements paniqués dans sa poitrine. La relation charnelle entre deux femmes n’entraînait plus une condamnation à mort, ni même l’enjôlement, mais vivre méprisée ne valait guère mieux.

Je vais faire de toi la reine de Paris, susurra Natalie à son oreille. Alors peu importe au lit de qui tu t’épanouiras, tous tomberont à tes pieds. La gloire amène la fortune, qui à son tour donne le pouvoir. Mangeons maintenant, ma douce Eugénie, que ce souper soit le hors d’uvre d’un festin des sens. Quand le soleil me surprendra à t’aimer encore et encore, il en rosira de jalousie.

Sous le charme des mots doux, la jeune fille se laissa embrasser ; les lèvres sur sa bouche avaient un goût de champagne sucré. Parfois, au sortir d’un rêve troublant, elle ressentait la brûlure d’une main sur ses seins gonflés, ou entre ses cuisses serrées l’une contre l’autre dans l’inconscience du sommeil. Pourtant, jamais le besoin ne s’était fait aussi impérieux d’abandonner toute fausse pudeur face à la naissance d’un désir jusque-là ignoré.

Natalie couvrit de sa bouche les tempes d’Eugénie. Peut-être celle-ci allait se raviser, s’excuser d’avoir attisé un brasier qu’elle ne saurait éteindre. Il n’en fut rien, l’ingénue réclama les lèvres de sa préceptrice, puis sa langue. Elle retrouva dans la profondeur du baiser le secret de l’inconvenance entraperçu avant le souper, ses narines expulsèrent un soupir de soulagement.

Soucieuse de se montrer à la hauteur des espérances, la jeune fille dénoua le galon du col de sa robe ; sa protectrice appréciait de la voir nue dans l’atelier de Mary, pourquoi en serait-il autrement ici, à l’instant de devenir amantes ? La dentelle résignée glissa à ses pieds en silence.

Laisse-moi faire, gronda Natalie d’une voix rauque.

Le démon de la chair l’avait hantée toute la semaine, rien ne devait faire obstacle au cérémonial, elle poussa sa proie devant l’armoire à glace Louis XVI. Eugénie ferma les yeux d’instinct, un reliquat de pudeur lui interdisait d’observer la présence dans son dos, dont le souffle réchauffait sa nuque d’une impatience démonstrative.

Non, regarde.

Natalie enveloppa les seins délicieusement galbés d’une caresse audacieuse, la peau satinée frissonna sous l’hommage. Encouragée par l’image dans la psyché d’Eugénie se mordant la lèvre de ravissement, elle agaça les tétons qui s’enorgueillirent bientôt entre ses doigts.

Vois comme tu es belle, mon aimée, ton corps se languit déjà de l’étreinte à venir. Sens la passion t’envahir.

La jeune fille effleura par réflexe ses mamelons dressés, témoins d’un émoi naissant. Natalie abandonna les seins presqu’à regret pour se jeter à genoux devant son égérie, comme si elle voulait implorer son pardon. Ses mains glissèrent sur les cuisses tendues par la nervosité.

Eugénie se crispa. La servante au domaine lui avait expliqué comment les femmes se rendaient hommage entre elles, la lecture de poèmes licencieux avait ouvert son esprit à certaines pratiques saphiques ; pourtant, pouvait-elle s’abandonner malgré la réalité du désir ? Les mains à l’orée de son intimité sonnèrent le glas de la réticence.

Incapable de refreiner son appétence, Natalie cajola la plaie du plat de la langue avec une lenteur consommée, rassurante ; une plainte contenue encouragea l’audace. Eugénie quémanda le délicieux outrage, sa vue se brouilla, les pétales s’ouvrirent d’instinct sur le temple inviolé. Une sensation intense se répandit en brasier dans ses entrailles.

Les lèvres en corolle sur la fleur encore intacte, Natalie poussa son avantage jusqu’à investir la fente entrouverte au parfum enivrant. Elle fouilla le calice avec délectation, la langue endiablée, heureuse de sentir sa protégée lâcher prise. Un miel doucereux régala ses papilles. Elle dénicha le bouton dans sa gangue protectrice pour le malmener d’un doigt autoritaire.

Les yeux embués sur le spectacle hallucinant dans la psyché de la chevelure blonde entre ses cuisses flageolantes, Eugénie oublia toute retenue. Perdue dans la multitude de sensations, elle se laissa porter par la vague inéluctable du plaisir.

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